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L'archipel Contre-Attaque

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25 mai 2012 5 25 /05 /mai /2012 07:56

Kalamaki-8-copie-1.jpgKalamaki

Grèce : Le temps de la crise, Alexandra Delcamp fait une thése sur les Rébétes link à la Sorbonne, elle vit plus la moitié de l'année en Gréce, nous lui avons demandé un article sur l'état des grecs, au-de-là du regard classique des grands médias. Résultat: un texte émouvant qui met l'humain au centre, parce que "les statistiques ne saignent pas; c'est cela qui compte!" comme disait Arthur Koestler

Il y a des lieux que l’esprit a du mal à associer avec la crise. En Grèce, les plages, reflets bleu-argentés du ciel et des oliviers de l’Attique, gamme chromatique aux ondulations paresseuses qui seules interrompent le calme plat d’une mer d’huile, une île sauvage visible au large comme si elle était à portée de main, sable rayonnant de la blancheur du repos et des jeux, cris de joies enfantines et conversations animées, musique de la lumière grecque, temps toujours beau, temps suspendu, les belles plages grecques, plastifiées dans les pages glacées de nos magazines, ont pourtant quelque chose de changé depuis la crise.

 

A Kalamaki, plage très fréquentée d’Athènes, un groupe de grecs, tous les jours plus nombreux, se réunit inlassablement contre le même pan de mur gris, été comme hiver, de tout temps, par tous les temps. Les touristes passent devant sans même les regarder, soit qu’ils pensent que comme eux, ils ne sont que de passage, soit qu’ils estiment que, puisqu’ils ne s’assoient pas, comme eux, sur les chaises payantes, ils n’ont pas beaucoup d’intérêt. Il faut dire que les touristes, même s’ils sont en vacances, n’ont pas le temps. Du moins pas le temps grec.

 

A Kalamaki, le temps est toujours votre allié. Si vous vous sentez d’humeur joyeuse, il s’arrête pour vous, faisant de ces minutes qui passent ordinairement trop vite dans les bons moments un chapelet d’instants éternels, qui n’appartiennent qu’à vous et pour toujours. Le « on a le temps » de Kalamaki est sans commune mesure avec le « on a le temps » des touristes. Il ne signifie pas qu’il est une parenthèse de repos dans un temps qui vous échappe ou pire, vous oppresse à passer toujours trop vite ; il signifie que le temps devient votre compagnon. Vous n’êtes pas son esclave, il n’est pas le vôtre non plus. A Kalamaki, on cultive l’art de vivre avec le temps.

 

Là, les opinions politiques sont très divergentes ; on n’y est jamais d’accord, mais on discute quand même, à perte de vue. Chaque histoire personnelle y est racontée avec le talent d’un aède de telle manière que chaque morceau de vie devient une épopée égalant celle d’Ulysse. Même s’il y a beaucoup de nouveaux arrivants ou de « fraîchement naturalisés » dans cette bande de Kalamaki, on ne parle qu’en grec (« l’anglais, c’est pour draguer les touristes, renchérirait Kosta ; le grec c’est pour discuter de la beauté, du plaisir que nous avons à être ensemble, et du sens de nos vies, dussions-nous arriver à la conclusion qu’elles n’en ont aucun »). Albanais, russes, ukrainiens, égyptiens, turcs, iraquiens, autant de

 

nationalités qui ont rejoint la « parea1 » de Kalamaki, autant d’hommes et de femmes qui ont débarqué en Grèce par nécessité, autant qui affirment ne plus pouvoir la quitter et préférer, malgré la crise et les difficultés, ce mode de vie à tout autre au monde.

 

Alors ils se retrouvent quotidiennement, entre « grecs », années semblables aux heures, heures semblables aux années, contre ce petit pan de mur gris, entre les cabines et le café de la plage, face à la mer et au passage des touristes qui ne prennent jamais le temps de se mêler à eux, face au monde mais suffisamment à l’abri de sa course folle, suffisamment à l’abri des maladifs porteurs de montre. Toujours quelque chose à boire ou à manger, ramené de la maison, dans l’éventualité d’accueillir un ami de passage, une connaissance ou un étranger. On écoute de la musique (grecque, évidemment) sur un petit poste de radio qui grésille et dont le son peine à concurrencer celui du café voisin, qui passe en boucle tous les succès américains. On y danse parfois, quand on a un malheur ou une joie à exprimer. On y joue aux raquettes toute la journée et on y nage dès que possible, même en hiver pour les plus téméraires qui sont souvent les plus âgés (« le corps, c’est aussi important que l’âme, ça s’entretient ! », vous diront-ils).

 

Vous y croiserez entre autres Yannis, « l’écrivain », qui pousse son gros ventre le long de la plage, cartes de visite en main, toujours prêtes à être dégainées en cas de croisement (accidentel ou provoqué) avec la gente féminine de passage. Il a quitté son travail il y a cinq ans. Il y a aussi Sarkis, cordonnier retraité de 70 ans, un des plus anciens de la « parea », qui erre le long des rives, joie de contempler la mer, amertume d’avoir dû quitter la lointaine Constantinople, pour un espoir qui ne s’est même pas réalisé. Il y a son fils, 40 ans, qui, il y a deux ans encore, ne venait jamais sur cette plage parce qu’il vivait très confortablement des bijoux qu’il fabriquait, et qui maintenant doit faire avec 100 euro par mois. Il y a les belles russes, qui ont épousé des grecs et vivotent de petits boulots qui ne leur rapportent même pas 35O euro par mois et qui ne peuvent plus compter sur le complément du salaire de leur mari, au chômage depuis 2 ans. Il y a Madame Litsa, professeur de philologie grecque à la retraite, et qui touche, comme Sarkis, en récompense de ses bons et loyaux services, une retraite qui n’excède pas les 600 euro. Pourtant, elle dit qu’elle n’a pas à se plaindre, parce qu’elle n’a ni mari ni enfants à charge. Il y a aussi Monsieur Manolis, boute-en-train de la « parea », qui malgré son grand âge, n’hésite jamais à se lancer dans des pirouettes de casse-cous, perpétuelle hymne à la vie, ni à raconter avec beaucoup de malice des histoires qui lui sont arrivées, banales somme toute, mais qui par son récit prennent des proportions gigantesques, juste pour régaler et faire rire les autres.Par une de ces brûlantes après-midi d’avril dont seul le printemps grec a le secret, de lentes évaporations émanant du sable, ondulant avec volupté et entrainant dans leur danse tout le paysage de Kalamaki qui semblait ondoyer de concert avec elles, environ une semaine avant les élections, une conversation passionnée sur la crise a fait oublier jusqu’au grésillement nasillard des chansons qui passaient sur le petit poste de radio.

C’est Yannis, « l’écrivain », (on le surnomme ainsi parce qu’il a écrit un livre sur un soi-disant code qu’il y aurait à tirer de l’alphabet grec et qui permettrait de comprendre les secrets du Christ et de l’Histoire du monde) qui comme à son habitude, a parlé le premier. Cette conversation a été enregistrée, et je la reporte ici, traduite en français.

« La misère est tombée sur le peuple grec et nous n’allons pas tarder à avoir faim. Non seulement les gens ne trouvent plus de travail mais en plus ils doivent de l’argent à tout le monde, surtout aux banques. Tu veux mon avis ? La religion et le pouvoir sont des escrocs. Le système doit changer. La démocratie est un mensonge. Je n’y ai jamais cru. Regarde Thémistocle avec les Perses, il s’est moqué des grecs qui l’avaient pourtant désigné comme le plus à même de mener la campagne contre les Perses. La suite on la connait… Non, la démocratie, c’est un mensonge, une utopie. Moi je n’ai pas peur de le dire, il faut une dictature, ils ne comprennent que ça les gens. Il faut une loi qui interdise de faire des enfants. Il n’y en a plus assez pour tout le monde, on est déjà trop. Ils me font rigoler avec leurs histoires de révolution. Personne ne peut rien faire. Les choses ne changent jamais par le bas, toujours par le haut. Le changement ne peut venir que du pouvoir. Une révolution ? Mais qui la ferait ? Ils veulent tous la même chose : avoir une maison, une voiture… S’ils ont ça ils encaissent tout le reste. Non, y’a pas à tergiverser, il faut un régime dur pour qu’il soit respecté par le peuple. Il faut obliger les gens à manger juste ce qu’il leur faut pour vivre.

Enfin, je parle, je parle, mais la Grèce n’a plus de futur. De toute façon ça va finir en guerre civile tout ça. Et ce ne sont pas les politiciens qui vont y changer quelque chose. Ce sont des acteurs, dans leurs écoles, on ne leur apprend pas à réfléchir pour le bien de la cité, on leur apprend à mentir. Moi j’ai toujours voté pour le moindre mal. Jamais à gauche, bien sûr. A gauche, ils ne veulent pas gouverner. Aux élections, je voterai soit Chrisi Avgi2, soit Laos3, je n’ai pas encore décidé. Eux, au moins, ils ont de la poigne. De toute façon, moi, quand je vote, j’essaye toujours de me penser à la tête du pouvoir et d’imaginer ce que je ferais. Je peux te dire qu’avec moi tout le monde se tiendrait tranquille. » Manolis l’interrompt. « Yannis, comme d’habitude, tu dis n’importe quoi ! Tu n’es même pas logique ! Tu dis que la démocratie est une utopie et tu es bien content de pouvoir voter pour tes barbares qui se disent plus grecs que les grecs. La vérité est que ceux-là n’ont rien compris à l’âme de la Grèce. » Yannis, ayant repéré au loin une paire de jambes féminines, s’en va, cartes de visite en main, sans même saluer l’assemblée. « Laisse, c’est un imbécile », me dit Manolis. « Il a le même problème que beaucoup de grecs, il est bloqué dans le « c’est impossible on ne peut rien faire. » Or, penser ça, c’est le meilleur moyen de ne rien faire et de ne rien changer. Mais c’est un raisonnement erroné. Si tu refuses de te laisser abattre, alors tu te bats, et si tu te bats, il te reste au moins l’espoir. C’est comme la boite de Pandore. La question qui se pose est la suivante : « Quelle priorité tu donnes à ta vie ? » Le problème aujourd’hui, c’est qu’à cause du mensonge du capitalisme, la plupart des grecs donne la priorité à l’argent, à la possession, à la consommation effrénée. On ne peut pas leur en vouloir, ils ont grandi avec l’idée qu’avoir c’est être. Or ça, c’est le contraire de l’esprit grec. Nous avons perdu beaucoup de nous-même avec la mondialisation. Moi qui suis vieux, je n’ai pas été élevé dans cette idée. Ma priorité à moi, c’est la relation humaine. A commencer par l’amitié. Je crois fermement que tu reçois ce que tu donnes, et s’il n’y a pas de déséquilibre dans la relation à la base, si la relation est saine, c’est-à-dire sans mensonge, tu es gagnant sur toute la ligne, parce que l’autre est gagnant aussi. Ça s’appelle le partage. C’est une affaire de cohérence dans les principes que tu t’astreints à suivre. Comme tu respectes ta femme, tu respectes ton enfant, ton ami, etc… Mais la règle d’or c’est de se respecter soi-même. Et ce n’est pas facile à appliquer dans un monde où on te prend tout, jusqu’à ta dignité. C’est la raison pour laquelle les grecs qui ont conservé l’esprit grec comme moi, mettent toutes leurs forces dans la résistance pour conserver leur dignité. Même si ce monde nous traite d’une façon indigne. Les grecs de la nouvelle génération, sont aussi les enfants de la télé, de la publicité. Ils sont habitués à prendre pour vérité les messages qui leur sont transmis sur tel ou tel sujet jusqu’à l’indigestion. Ils ont peu de capacité critique. Moi qui suis de la vieille école, si quelqu’un venait me colporter des ragots sur le compte de quelqu’un d’autre, jamais je ne les prendrais pour argent comptant. J’attendrais de connaitre la personne, et de voir moi-même à qui j’ai affaire, sans a priori. Aujourd’hui, les jeunes grecs ont beaucoup de mal à se mettre à la place des autres. Le capitalisme leur a fait croire que l’Homme n’est pas nécessairement un être social et que les plus malins se font requins et n’hésitent pas à manger les autres. Ce qu’ils ne semblent pas avoir compris, c’est que pour que vivent les prédateurs, il faut des proies. Ils se rêvent tellement prédateurs, qu’ils finissent par croire qu’ils le sont. Au final, ils se font manger comme des vulgaires poissons d’aquarium et jusque dans le ventre du prédateur ils continuent à se croire requins. Yannis par exemple, qui n’est pourtant pas jeune, est un poisson clown digéré. Moi j’essaye toujours de garder à la conscience que ce qui est secondaire pour moi peut être prioritaire pour un autre, et réciproquement. Rien ne doit aller à sens unique. Il faut un équilibre en toute chose « Παν μέτρον άριστον4 » disait Aristote. Mais notre monde est déséquilibré. Toujours les mêmes qui prennent et les mêmes qui donnent. Ça me désole de voir que la Grèce, le pays de la « juste mesure » par excellence, se soit à ce point noyée dans l’excès. L’Ubris se paye cher. Nous aurions dû mieux nous souvenir de nos mythes. Mais maintenant, même ce pauvre Œdipe ne nous appartient plus ; il est celui de Freud et tout le monde a oublié la cause de sa déchéance.

Mais ce problème est bien antérieur à la crise. Non, ce qui a vraiment changé depuis, c’est le « demain ». Parce que maintenant il n’est plus du tout sûr. La crise a failli réussir à déséquilibrer notre rapport au temps. Quand hier, aujourd’hui et demain cessent d’être intrinsèquement liés, alors il devient difficile de jouir du jour présent, parce qu’on ne parvient plus à accepter l’ordre du monde. Depuis la crise, d’accord, tu peux être certain de ce que tu as dans les poches aujourd’hui, mais tu ne peux plus le dépenser en comptant sur la certitude de ce que tu auras demain. Nous sommes sous la menace permanente d’un nouveau plan d’austérité. Par exemple les vacances, c’est devenu un luxe. Même la santé. On se demande ce qu’est devenu le serment d’Asclépios… On n’est même plus sûr d’être soignés à temps parce qu’il faut toujours faire l’avance. On est de moins en moins remboursés et de plus en plus tard, et en plus l’état prélève des taxes sur les médicaments. On a de plus en plus de mal à s’en sortir. Et pour couronner le tout, comme si ce n’était pas assez difficile comme ça, dans une famille classique, au moins trois sur quatre sont au chômage. Toute la famille tient sur le salaire d’un seul. »

Irini, qui a quitté la Russie et débarqué en Grèce 30 ans auparavant, rebondit sur ce dernier point :

« C’est sûr que ne sont pas des conditions faciles ! Moi par exemple, depuis la crise, je me trouve dans une situation impossible : mon mari a perdu son emploi et nous devons compter sur mon seul salaire, non seulement pour les besoins du ménage, mais aussi pour aider financièrement mon fils, qu’à l’époque j’ai envoyé étudier en Ukraine pour qu’on ne l’envoie pas sur le front tchétchène. Sauf que je ne gagne presque rien : je suis esthéticienne à domicile, j’ai toujours dû pratiquer des prix plus bas que les instituts. Mais là, avec la crise, j’ai dû baisser encore et encore mes tarifs, et j’ai perdu la moitié de ma clientèle. Les soins, l’esthétique, c’est plus la priorité ; même pour les plus coquettes des grecques ! La crise touche tout le monde. Ça me ramène 30 ans en arrière : quand je suis venue de Russie, j’étais prête à travailler n’importe où. Maintenant, ça recommence. Mais je crois que plus qu’une crise économique, c’est une crise politique. Si on changeait de politique, il y aurait du travail. Mon mari, qui est grec et a le droit de vote, va voter Syriza5, pour que ça change, justement. Parce qu’une révolution spontanée et populaire, maintenant, ça paraît difficile : Les gens ont leur voiture, leur maison…disons qu’ils ont encore assez à perdre pour ne pas se mouiller…Avant, mon mari votait KKE, mais là, ils se sont montrés en dessous de tout. Ils ne veulent pas se rassembler. Pourtant ça urge ! Ce chômage et cette précarité, c’est une vraie plaie. »

Manolis renchérit :« Y’a pas à dire, le chômage, c’est la plus grande plaie. Maintenant le problème, c’est plus de savoir si tu vas aller manger un soir à la taverne ou pas. C’est de savoir comment tu vas manger tout court. Quoique tu fasses, tu as toujours plus de dépenses que ce que tu avais prévu.Tu sais, nous les anciens, nous avons honte, parce que nos enfants, qui ont appris la culture du crédit et ont été habitués à avoir tout et tout de suite, nous montrent du doigt. Ils disent que nous avons voté pour des escrocs et que nous les avons élevés dans le mensonge. Et nous, à l’époque, nous croyions que nous faisions ce qu’il était juste de faire. Nous croyions suivre le modèle de nos parents, qui, dans l’après-guerre ont essayé de nous donner quelque chose pour que nous vivions mieux qu’eux. « Tout le monde peut être propriétaire », qu’ils avaient dit. Et nous on y a cru, ç’avait l’air magique. Nous nous sommes dits que grâce à ça, nos enfants vivraient mieux que nous. On s’est bien fait avoir !

La déception a été si grande qu’aujourd’hui beaucoup de grecs ne croient plus en la démocratie. Ils ont l’impression (et on ne peut pas dire que ce ne soit qu’une impression), qu’ils n’ont pas choisi ce qui leur arrive. En fait c’est un peu plus compliqué que ça. Je crois qu’il existe autant de démocraties qu’il existe de citoyens qui y participent. A cela s’ajoute que chaque parti politique, du moins en Grèce, a encore sa propre vision de la démocratie.

Tu sais, en général, ton ami c’est celui qui est capable de te dire ce que tu fais de mauvais, pas celui qui te flatte. Ben tu vois, l’Etat grec a été un très mauvais ami pour nous.

Malgré tout, la démocratie reste pour moi quelque chose de très important. Le vote, c’est l’occasion de montrer ce qui ne va pas. Si tu ne le fais pas, tu laisses le choix de ton avenir à d’autres. Le vote est une réaction, il doit défendre nos intérêts.

Moi, avant la crise je votais pour le PASOK6. Mais là, depuis qu’ils ont voté les plans d’austérité, je vote pour le Syriza. Maintenant, nous dépendons plus que jamais de la scène internationale. Or, on dirait que le programme mondial, c’est de faire les riches plus riches et les pauvres plus pauvres. Ils ont tué la production en Grèce, et maintenant on importe des produits tout prêts qu’on paye beaucoup plus chers, et à cause de ça on a supprimé des millions d’emplois. Les prix grimpent en même temps que le chômage. Il y a quelque chose qui ne va pas. De toute façon, on a commencé à sentir les effets de l’inflation dès l’euro. Beaucoup de produits ont décuplé, pas nos salaires. L’argent au noir, les activités non déclarées n’ont pas arrangé le pays. Et tout cela reste impuni. Pour moi ce sont des criminels. A cause d’eux on ne vit plus, on survit. Il y a encore trente ans on avait un système très familial. On fonctionnait de manière à la fois classique et solidaire. La culture des « parees7 » qui sortent dans les tavernes est venue après. Mais par nécessité on commence à revenir à l’ancien système. Les enfants retournent chez leurs parents pour payer moins de loyer, on ne mange plus au restaurant. Si on mange dehors avec les amis, c’est sur la plage ou dans n’importe quel lieu ouvert et gratuit et chacun amène quelque chose de chez lui, comme on fait nous à Kalamaki.

Pour les transports c’est pareil, on recommence à prendre le tram, le bus, le métro. On prend conscience de tout ce qu’on utilise de superficiel (portable, voiture…) Le problème, c’est que ce monde nous a créé des besoins, que nous avons de plus en plus de choses à payer et de moins en moins d’argent.

Mais je ne voudrais pas terminer là-dessus. Enregistre ça : nous autres grecs, nous sommes peut-être dans la détresse financière comme nous ne l’avons jamais été, mais nous avons quelque chose que vous n’avez pas dans les autres pays. Tu dois comprendre que le grec ne supporte pas de rester enfermé. Dès que le temps le permet, il sort prendre un café. Le lieu où on vit implique ça. Le plus souvent le temps est estival. Quand tu es dehors tu te sens libre et tu profites mieux de la vie. Je crois que les autres pays d’Europe nous jalousent pour ça, parce que même si nous avons moins d’argent, nous sommes plus libres. Avec rien, le

monde nous appartient. Ce que les autres pays voient à la télé, nous, nous le vivons au quotidien. Nous sommes plus habitués qu’eux à vivre en société, nous parlons plus facilement avec les autres, même si nous ne les connaissons pas. Il faut dire que la vie à l’extérieur nous sociabilise. L’extérieur te nourrit plus (psychologiquement et socialement) que la nourriture que tu as dans l’assiette.

Et puis nous avons la musique aussi. La musique grecque, il faut que tu le saches, va toujours avec la danse. La danse c’est l’expression de l’âme, des sentiments et du corps.

Tu devrais voir comment se passe un premier mai classique en Grèce. Rien qu’ici à Kalamaki, tiens ! Les grecs mangent, boivent, chantent et dansent dehors. Le peuple devient un avec la nature. Le principal c’est de se réjouir et de se réjouir ensemble. C’est un peu notre façon à nous de remercier nos beaux printemps grecs. L’extérieur c’est tout un mode de vie.

Les rébétadika8 n’ouvrent que l’hiver. Tu ne t’es jamais demandée pourquoi ? Et bien c’est une manière de continuer à vivre en société malgré l’hiver. Et tu vois, je n’ai pas peur d’affirmer que la joie, le plaisir, l’art de passer du bon temps, c’est dans le sang des grecs. Je vais même te dire, ici en Grèce, nous avons la règle des cinq « φ9 » : « φίλε, φαέι, φέρε φίλους, φύγε ! » « Ami, mange, amène des amis et repars ». En fait la grande différence entre vous et nous c’est que nous avons le temps, celui des orientaux, propre à la contemplation et au savoir être ensemble et celui de notre beau ciel grec. »

Irini, qui hochait la tête en signe d’approbation intervient : « Enregistre ça : La crise est dure, mais au final, la vie est belle » Manolis agite les mains : « Non, corrige ! Nous, grecs, nous faisons nos vies belles, en dépit de toutes les agitations du monde. »

Oui, il y a quelque chose de changé depuis la crise, même sur les belles plages grecques. On y côtoie désormais l’angoisse du lendemain, angoisse propre aux peuples des pays de grisaille. Pourtant, une force paisible veille, inébranlable, par delà le temps. Celle d’un peuple qui toujours sut célébrer la vie, et rendre hommage à la beauté ; un peuple qui, même dans les plus dures des circonstances, toujours chérit la lumière et aima son temps.

1 « Bande », « groupe » ; pas d’équivalent exact en français.

2 Littéralement « Aube d’or ». Parti d’extrême droite néo-nazi

3 Littéralement « Peuple ». Parti d’extrême droite qui se revendique modéré

4 « Il faut de la mesure en toute chose »

5 Parti de gauche grec, à peu près équivalent du front de gauche en France

6 Parti socialiste grec

7 « parea » au pluriel. Ibid note 1

8 Etablissement où l’on peut manger, boire et écouter du rébètiko, musique traditionnelle grecque, interprété par des musicien installés sur une minuscule scène au milieu des clients, appelée « palko »

 

9 Prononcer « fi » (lettre « f » en grec)

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